Arnon Grunberg
Libération,
2014-08-21
2014-08-21, Libération

Arnon Grunberg architecte tonique


Philippe Lançon

Irak. Avec «l’Homme sans maladie», le romancier néerlandais plonge son héros dans l’enfer moyen-oriental. Cauchemar réussi.

Il y a quelque chose de honteux dans le fait de vivre, mais tout le monde n’a pas la possibilité ou le privilège de s’en apercevoir, ni d’en mourir de rire. Dans la plupart de ses livres, sous son nom ou sous celui de Marek van der Jagt, Arnon Grunberg fait en sorte que le lecteur sente cette honte comme si c’était sa propre farce, qu’il pense comme dans L’oiseau est malade (Actes Sud, 2006) : «Les reproches qu’on se fait, ce sont les souvenirs qu’on a en s’endormant et qu’on retrouve au réveil.»L’homme sans maladie (1) est l’histoire d’un double cauchemar dont le héros ne se réveille pas mais le lecteur, si.
Samarendra Ambani, dit Sam, est un jeune architecte d’origine indienne, de nationalité suisse. Marié, il vit à Zurich. Il aime laver sa sœur handicapée qu’il suit dans la baignoire. La propreté l’obsède, la vue des assiettes sales le rend impuissant. Mais, quand il revient d’Irak torturé, silencieux, le nez de travers, l’ex-otage n’a aucun succès télévisé : «Vous avez un passeport suisse, mais vous n’êtes pas le prototype du Suisse, dit une journaliste. Les spectateurs voient en vous un Asiatique, auquel ils ne sont guère tentés de s’identifier. Ils aimeraient bien, mais ils ont du mal. Vous comprenez ? Donc je vais devoir ramener notre entretien à huit minutes.»

Sur son métier, avant de partir, Sam pensait : «Les architectes ont trop longtemps voulu exercer le pouvoir. Je ne veux pas exercer le pouvoir, je veux au contraire donner le pouvoir.» Il n’est pas certain que l’Irak soit le meilleur endroit pour vérifier ce principe, mais c’est là-bas qu’il a été invité, par un certain Hamid Shakir Mahmoud, pour construire l’opéra de Bagdad. Mahmoud est riche comme Crésus. Il a fondé un mystérieux World Wide Design Consortium. Il a ses entrées au gouvernement irakien post-américain. Puccini le fait pleurer davantage que Wagner. «Il n’existe aucune démocratie sans opéra, dit-il. Avoir le nôtre à Bagdad prouvera que nous sommes admis à la table des grands.»

Tortionnaires puissants. Avant le voyage, la femme de Sam a mis un petit ruban vert à la poignée de sa valise. Sam est donc, comme Alceste, l’homme au ruban vert. C’est un misanthrope d’une espèce particulière : il met les microbes et les autres à distance. Un homme jamais malade, toujours propre, et plein d’une vertu fragile et détachée. Un Occidental, en somme ? Aller à Bagdad, au pays du fantasme horriblement réalisé, n’était pas la meilleure façon de persévérer dans son être.

En arrivant à Erbil, il reconnaît sa valise, mais quand il l’ouvre à Bagdad, dans une maison hautement sécurisée avec vue imprenable sur des murs de béton, il y trouve des vêtements qui ne sont pas les siens, des vêtements de pauvres, assez sales. Ses gardes sont incapables de l’expliquer. Ils ne cherchent d’ailleurs pas à le faire. Ils ne lui disent que des choses comme : «Si tu dois quitter villa en urgence, emporte ce sac. Ordinateur portable important pour toi, mais ordinateur portable ne peut pas sauver vie. Ce sac, si.» Il ne l’ouvrira pas, et on ne saura évidemment pas ce qu’il contient.

Quand il fuit la villa, c’est d’abord parce que ses gardes ont disparu et qu’il n’a plus rien à manger. Dans Bagdad en auto-stop, sans passeport, il ne fait pas long feu. Le voilà dans une cellule où on le bat et lui pisse dessus en le traitant d’espion, pendant un temps mal déterminé. Ce pourrait être insupportable à lire ; c’est oppressant et drôle. La Croix-Rouge finit par retrouver une loque qui se sent coupable de tout, de rien, qui a traversé avec nous une aventure incompréhensible, pour lui comme pour nous. On pourrait résumer ainsi la sensation éprouvée : ce n’est pas parce qu’un homme est victime d’un procès sans cause apparente qu’il n’a pas mérité le sort qui l’accable.

Les Irakiens de l’Homme sans maladie parlent comme dans une bande dessinée, mais Tintin au pays de l’or noir, c’est fini : les Bédouins pouilleux, aux fureurs contrôlées par les militaires et affairistes de l’Occident chrétien. Cette fois, ce sont des tortionnaires puissants comme des tueurs à nos portes, déjà peut-être en nous, puisqu’on les voit à la télé et qu’on en rêve. Dans la villa, Sam regardait la télé arabe en buvant du Fanta. Il ne comprenait rien, mais «inutile de parler arabe pour comprendre ce qui s’est passé, tout le monde parle la langue de la destruction». Un jour, le corps de son commanditaire y apparaît, massacré. On ne chantera pas Madame Butterfly à Bagdad. Après tout, la commande était peut-être un canular.

Sam revient en Suisse. On lui demande s’il n’a pas envie de se venger des Arabes, comment c’était la torture, ce qui lui a pris d’aller là-bas. Il répond à demi-mots, ou pas. De son séjour en cellule, il a conservé une habitude : il aime que sa femme lui pisse dessus et l’appelle «Dog». Elle finit par lui dire : «Déshabille-toi. Assieds-toi dans la douche. Tu n’as aucun besoin d’aller en Irak. Je me charge de faire qu’ici devienne un peu l’Irak. Alors, ton mal du pays s’apaisera.» Elle ajoute : «Tout le monde commet des erreurs, mais tu en as tiré la leçon.» Quelle leçon ? Le voilà reparti au Moyen-Orient, cette fois à Dubaï, pour construire une bibliothèque et un bunker.

L’hôtel est luxueux. Il y a des cafards plein la chambre, un reste de glace à la fraise dans le frigo, la piscine sent les cuisines. A chaque voyage, il est accueilli par une femme qui s’appelle Rose et qui ne se souvient pas de lui, puisque ce n’est jamais la même. C’est un hôtel connu : dans la vraie vie, le 20 janvier 2010, le Palestinien Mahmoud Abou al-Mabhouh y a été tué par un commando de 27 hommes, probablement du Mossad. Dans le roman aussi. Et Sam, arrêté avec une bouteille d’alcool, sera bientôt accusé d’être le vingt-huitième. La veille de son exécution, un gardien lui demande : «Où sont tes amis ? Où est le Mossad ?» Il répond : «Ils m’ont oublié. Où sont les juifs quand on a besoin d’eux ?» C’est le genre d’humour de Grunberg, qui est juif. Son comique de répétition, propre aux rêves récurrents, glisse dans nos peurs les particules de l’actualité, qui ressemble tant, comme ses personnages, à de la bande dessinée.

«Punition ultime». Psychologiquement, Sam appartient à la catégorie de ceux que, dans Je suis monogame (Actes Sud) , publié sous le pseudonyme de Marek Van der Jagt, Grunberg appelle les téméraires : «Ils enfreignent un tabou, mais sont presque immédiatement punis de leur audace. Ceux-là, je ne dirais pas qu’ils sont forts, je dirais plutôt qu’ils sont incapables de se contrôler. Et je n’exclus pas que dans ce manque de contrôle sommeille le désir de la punition ultime, la mort.» Métaphysiquement, Sam hérite, dans l’univers panique et mondialisé d’aujourd’hui, du K. de Kafka et du Plume d’Henri Michaux. Quoiqu’il n’ait rien fait de mal, c’est bien comme si, au moment d’être exécuté, la honte devait lui survivre, la honte d’avoir été un homme préservé : «Il savait reconnaître la beauté d’une construction, le caractère génial d’un projet, mais les utilisateurs sont toujours restés des abstractions. Sa vie a été un test d’intelligence dont il ne s’est pas sorti.» Il meurt d’être indifférent, ou absent, comme Plume au moment de son exécution : «"Excusez-moi, dit-il, je n’ai pas suivi l’affaire." Et il se rendormit.» Pas nous.

(1) Du même auteur, Actes Sud publie en octobre «Peau et poils».