Arnon Grunberg
Le Temps,
2014-09-27
2014-09-27, Le Temps

L’architecture globale selon Arnon Grunberg


Elisabeth Jobin

Le Néerlandais Arnon Grunberg n’en est pas à son premier coup. Une douzaine de romans, de nombreuses nouvelles, reportages et essais, bref, autant de textes qui s’appliquent à relater le vertige de l’individu dépassé par l’énorme machinerie du monde globalisé.
Son dernier opus traduit du néerlandais en français, L’Homme sans maladie réinterprète le titre de Musil pour déployer un de ces scénarios à la logique intriquée qu’affectionne cet auteur de 43 ans: entre la Suisse, l’Irak et les Emirats, son personnage bascule d’un régime à l’autre, précipité qu’il est dans des situations exagérément tordues. Faut-il le préciser? La dégringolade et la collision de visions du monde sont la signature de ce Néerlandais installé à New York.

Un jeune Suissede qualité

Ici, l’infortune prend pour cible le jeune Samarendra Ambani, que définissent trois qualités: sa nationalité, suisse; sa profession, architecte; et sa santé, parfaite. Des avantages qui, pense-t-il, le tireront toujours d’affaire. Il s’efforce d’ailleurs d’incarner le prototype même du Suisse: «Propre, fiable, neutre, discipliné, coopératif», et dissimule l’exotisme indien de son nom en se faisant appeler Sam.
Si les ingrédients de ce roman ont quelque chose de la caricature, son intrigue s’apparente à une démonstration. Celle-ci s’articule en deux actes. Le premier s’ouvre lorsque Sam est sélectionné pour bâtir un opéra à Bagdad. Le second, lorsque l’Emirat de Dubaï commandite à son bureau d’architectes zurichois une bibliothèque nationale, doublée d’un bunker dont les plans doivent être gardés secrets.
Deux mandats à l’allure prestigieuse et aux dessous obscurs. Très vite, l’incongruité des projets éclate au grand jour (qui donc écoute Puccini à Bagdad?), tandis que se dessinent en exergue les froids calculs d’une mondialisation galopante, entre utopie et vaste manipulation politico-terroriste. L’auteur brosse un sombre tableau du Moyen-Orient dans lequel l’Occidental apparaît en candide voltairien: sa bonne volonté fournit une raison de plus pour le briser.

Une dosede cynisme glacial

Rapides et efficaces, les phrases d’Arnon Grunberg embrassent une immédiateté que renforce l’usage du présent. Mais ici la rigueur du verbe se distancie du sujet pour inséminer une dose de cynisme glacial dans le récit. La chute de Sam en est d’autant plus vertigineuse.
Humiliation, incarcération, cruauté et faux espoirs: comme dans les contes, les mésaventures se répètent, sans pourtant dégager de morale en leçon de vie. Reste la désillusion. Ce faisant la narration, sous couvert de précision, va jusqu’à rouler le brave lecteur, gardant cachés jusqu’aux dernières pages des secrets accablants.