Arnon Grunberg
Le Monde,
2015-09-03
2015-09-03, Le Monde

Ultralibéralisme des corps


Nicolas Weill

Les habitués de l’univers fantasque et grinçant d’Arnon Grunberg auront de quoi être déconcertés par Tout cru. Si le sarcasme et la satire dont est adepte l’écrivain et journaliste néerlandais installé aux Etats-Unis – dans le Dubaï de L’Homme sans maladie (Héloïse d’Ormesson, 2014), par exemple – restent présents en sourdine, la comédie de mœurs penche plutôt vers le sordide, en relatant pas à pas la métamorphose d’un économiste, Roland Oberstein, en monstre ordinaire.
Certes, la peinture du milieu universitaire sur le mode du ridicule ou du déjanté n’a rien d’exceptionnel et le décalage entre extrême science et parfaite veulerie constitue un chemin passablement frayé depuis Angus Wilson ou David Lodge, pour ne citer que ces deux auteurs… Le portrait du sexe comme une activité lugubre ou dégradante est également dans l’air du temps – loin de la ­vision heureuse ou truculente des années 1970 : la chair est, dans ce roman, triste et violente à en mourir. Sans l’humour persistant se ferait même sentir un léger parfum de moralisme.
Mais, à l’aide de ces outils désormais familiers, Arnon Grunberg opère un tour de force s’appliquant à flageller un genre qui fait florès : la littérature de la Shoah, scientifique et romanesque, tout comme la sociabilité et même le tourisme académique que l’une et l’autre engendrent. Ce qui est visé, c’est l’effet de cette littérature sur ses producteurs. Tout cru n’est pas un livre à clé, et pourtant bien des noms pourraient être mis derrière ces figures poussées vers le grotesque qui lisent Hilberg ou Celan.
Roland Oberstein, spécialiste des « bulles » commerciales ou ­financières et, surtout, du philosophe Adam Smith, théoricien du ­libéralisme et de la « main invisible » du marché, est un obsédé du travail. Comme un comptable, il cherche la justice à travers la ­rationalisation d’un monde chaotique. Mais sa revendication de ­sérieux précipitera sa chute dans le dérisoire. Comme si notre monde ricanant refusait d’accorder la moindre place à l’esprit de sérieux ou à toute revendication de « dignité ».
A côté de son travail, Oberstein a pour « hobby » l’étude du génocide sous l’angle économique. Au cours d’un colloque en Alle­magne, il rencontre Lea, une ­Américaine qui a entrepris une biographie de Rudolf Höss, ­commandant d’Auschwitz (1900-1947). Quand l’érudition sur la Shoah se superpose à l’analyse de la marchandise et au déchaînement des corps en quête de jouissance, une dynamique propre à infléchir le parcours des personnages se met en branle. D’objets d’études universitaire, le libéralisme et la destruction des juifs deviennent le destin des ­protagonistes.

Situations graveleuses

Dans Tout cru, tout un peuple de quadras se retrouve au milieu du chemin d’une vie qu’ils vont s’ingénier, après l’avoir patiemment construite (carrière, mariage, enfant), à démanteler avec la même opiniâtreté en plongeant dans des situations de plus en plus graveleuses. Oberstein, qui ne s’intéresse qu’à son grand œuvre, se retrouve ainsi pris dans le vortex d’intrigues de plus en plus glauques. Elles vont faire de l’inof­fensif chercheur, justeun peu trop sérieux, un adepte du SM d’abord, un véritable bourreau ensuite. A chaque étape, la discordance maximale entre la poésie du cœur et la prose des ­relations sociales – formule adéquate de la modernité version Grunberg – place les acteurs du livre dans des positions tendanciellement scabreuses.
Ainsi du béguin qui, en apparence, pousse Gwendolyne, l’étudiante banale, vers son prof de fac qui la méprise et la séduit. Elle se révèle un pari minable sur fond de Facebook et de Twitter, qui aura des conséquences tragiques. Quant à la découverte de son ­homosexualité par le mari de Lea, un politicien américain de seconde zone, elle devient l’occasion pour celui-ci d’étaler une ­rhétorique fumeuse de l’amour-passion plaquée sur une réalité particulièrement « hard » et scatologique. La cruauté érotique qui sourd de ces pages n’est pas sans rappeler Théorème, de Pasolini (1968), pour la dislocation, mais le vitalisme et la gaieté en moins. Une autre « leçon » serait qu’à trop écrire sur la Shoah on finit par adopter le seul point de vue possible, celui du bourreau, le discours et la paralysie de la victime restant inaccessibles. Tout cru suggère surtout une réflexion sur la puissance maléfique de l’écriture et des mots qui, selon Jason, le politicien qui viole un livreur à qui il a promis un permis de ­travail, ont, plus que les images, une propension redoutable à ­devenir réalité.