La vie comme champ de bataille
Guy Duplat
Arnon Grunberg, avec “Notre Oncle”, nous entraîne dans un pays en guerre. Il n’y a que des victimes et plus d’idéal.
Arnon Grunberg est une des personnalités les plus tonitruantes et parfois les plus controversées des lettres hollandaises. Né à Amsterdam en 1971, d’origine juive, auteur du best-seller que fut son roman "Tirza", Arnon Grunberg s’est fâché en 2007 avec le milieu littéraire néerlandais et a annoncé alors ne plus vouloir participer à des événements littéraires aux Pays-Bas. Il vit et travaille maintenant à New York. Ce polémiste brillant est aussi un commentateur régulier dans des grands journaux hollandais comme "De Volkskrant", "NRC Handelsblad" et "Vrij Nederland". Les Editions Héloïse d’Hormesson viennent de traduire opportunément son gros roman de 2008, "Onze oom", "Notre oncle", qui reçut aux Pays-Bas un accueil très diversifié, les uns le critiquant, les autres le louangeant.
Voilà en effet, un roman hors normes et dérangeant. Il a des apparences de conte pour enfants avec ses phrases courtes, simples et sa narration évidente et parfois même répétitive. Il n’y a aucune difficulté à avaler ses 670 pages, remplies de temps forts et très affectifs, avec leurs lots de surprises. Mais en même temps, c’est un roman étrange, complètement amoral, sans aucune porte de sortie ni de héros positif, un livre sur les désastres de toutes les guerres, mais aussi de toutes les idéologies de notre monde. Il y a dans ce roman quelque chose des premiers petits livres d’Agota Krystof ("Le grand cahier") qui avaient aussi l’air d’être des contes enfantins mais d’une noirceur, dans le cas de Krystof, absolue.
"Notre oncle" se passe dans un pays en proie à la guerre civile, quelque part en Amérique du Sud sans doute (on pense à la Bolivie, ses hauts plateaux et les mines d’argent de Potosi), dans un pays soumis à une dictature militaire, Grunberg ne précise pas le lieu. Mais cela n’a pas d’importance car, pour l’auteur, la vie elle-même est une guerre implacable qui tue nos idéaux, qu’elle se déroule à Bruxelles, Kaboul ou Bogota. Le major Anthony a comme tâche d’arrêter, la nuit, les suspects et de les transférer au centre d’interrogatoires. Une nuit, un couple suspect qu’il voulait arrêter est tué par erreur et il découvre, dans une pièce à côté, Lina, une petite fille aux longues nattes. Il la déclare morte mais il l’emporte pour la ramener en "cadeau surprise" à sa femme, désespérée depuis des années de ne pas avoir d’enfants. Mais tout ira mal. Le major Anthony veut désespérément faire tout bien : être un bon policier, un bon officier qui exécute toujours à la perfection les ordres qu’il reçoit, un bon père, un mari qui offre une piscine à son épouse : mais il échoue sur toute la ligne, car la vie ne récompense pas les bons lieutenants qui exécutent les instructions sans les comprendre. Son cas est pathétique et sa vie tourne au cauchemar. Son épouse entretient une relation secrète avec le chef d’Etat major et elle refuse cette fillette tombée du ciel. Anthony sera envoyé dans une mission suicide (terrible passage !) par le chef d’Etat major ravi de se débarrasser de ce gros idiot. Cela nous vaut une suite d’histoires où Anthony est grotesque mais poignant car son histoire n’est jamais si éloignée de la vie réelle. "Il est l’échec incarné", écrit Grunberg. "Tout homme incarne son propre échec mais certains plus que d’autres." Anthony finira jugé par les révolutionnaires comme s’il était responsable de crimes contre l’humanité.
En face, il y a le leader des révolutionnaires, surnommé le "chef d’orchestre", un ancien poète qui enflamme ses troupes en expliquant que "la seule différence entre la pauvreté et la voiture piégée est que la voiture fait moins de victimes". Mais on remarque rapidement qu’il est tout autant dépassé par les événements que le major Anthony et tout aussi amoral que l’Etat dictatorial.
"Notre oncle", le titre du roman, est le surnom qu’on donne à celui qui devrait nous protéger : l’Etat, Dieu, le banquier, le révolutionnaire, l’idéologue. Mais "notre oncle" est un mythe dangereux, une idéologie anthropophage qui avale ses enfants. Dans la guerre, il n’y a aucun vainqueur, rien que des victimes.
Le vrai "héros" de ce roman est alors Lina, la petite fille victime par excellence, qui sera trimbalée de la chambre de ses parents assassinés et de la maison morte du major Anthony à une mine d’argent dans la montagne et au camp du "Dirigeant". Chaque fois, elle est utilisée, y compris sexuellement. Mais elle se tait, elle attend, serrant le petit sceau relique de son enfance bafouée. Elle apprend vite qu’elle doit tout supporter en silence si un jour elle veut retrouver ses parents, ou être libre. Il lui faut cyniquement utiliser les faiblesses des autres. Elle seule s’en sortira, sans morale, en vendant des armes.
Arnon Grunberg flirte toujours dans ce roman avec la caricature, mais il contrôle très bien son récit pour nous offrir finalement une métaphore amusante et terrifiante de la guerre, et tout simplement de la vie. "Notre oncle" est un regard terrible, mais lucide, sur la nature humaine. Sur nous.