Notre oncle
Juliette Einhorn
Nous voici catapultés, dès la première ligne, au cœur d’un cauchemar éveillé. Sous le joug d’une dictature, un haut gradé enlève la fille d’un couple, soupçonné de terrorisme et abattu par ses soldats, pour en faire la sienne. Décidant qu’elle n’existe plus, il la ravit à son univers pour l’offrir à sa femme, qui rêve de devenir mère. Ce roman magistral, désincarné et pervers, nous plonge dans la logique clinique de ce major, qui envisage la paternité et le mariage comme une opération militaire et la guerre comme son enfant, avalant l’individu sous le grand corps de l’État – cet oncle-ogre. L’écriture blanche, dépressurisée, se fait l’enveloppe transparente, irradiante, de cet univers sans odeur et sans couleur, où les décisions sont des actes et les conversations des assassinats. Érigeant en morale ses besoins, le major dépénalise la tyrannie la plus sauvage, et ingurgite ses comparses, de sa femme à sa « fille » jusqu’à ses soldats, régnant sur le roman en absolu monarque et en victime suprême, puisque, on le sait, la force univoque est une faiblesse… Un roman oppressant de l’inversion des valeurs, parabole d’un monde déshumanisé où les relations entre les êtres, intimes comme collectives, tiennent, au choix, de la dévoration ou de la chosification. Ou quand l’excès de rationalité systématique légitime l’arbitraire le plus chaotique...