Arnon Grunberg
Le Monde,
2003-03-21
2003-03-21, Le Monde

La double vie d’un virtuose de la provocation


Jena-Luc Douin

Autant les ouvrages d'Arnon Grunberg sont habités d'un humour dérisoire et ravageur, autant celui de Marek van der Jagt oscille entre romantisme et burlesque. Deux styles, deux tons pour un seul écrivain qui s'est longtemps amusé au jeu de la vérité et du mensonge.

Dans la famille juive d'Arnon Grunberg, il y a une collection de timbrés : un grand-père tennisman qui se vantait d'avoir été l'un des plus célèbres joueurs des années 1930 mais n'avait jamais dépassé la 268e place au classement mondial ; des boulangers qui « manquaient de farine pour faire leur pain mais qui en faisaient quand même » ; des têtes d'oeuf qui aimaient autant la vodka que la Torah ; un père chauve qui emmena si souvent son fils voir les Marx Brothers que, devenu ado, ce dernier, prénommé Harpo, refuse de regarder Shoah, « film abrutissant ».

En quatre livres, chroniques-fictions plus ou moins autobiographiques, ce jeune prodige comparé à Philip Roth et à Woody Allen a imposé un ton désabusé, sarcastique, ironique, incorrect. Les éditions Plon en ont publié deux : Lundis bleus, où il contait ses échecs au lycée, ses errances dans les bas quartiers d'Amsterdam, sa fréquentation candide des prostituées ; aujourd'hui, Douleur fantôme, consacré aux hystéries d'une mère psychiatre affamée de tourtes aux légumes et aux extravagances d'un paternel fauché, un écrivain alcoolique et infidèle qui ne parvient plus à produire de manuscrits, échoue à Atlantic City avec une mégère rencontrée dans un delicatessen, joue à la roulette, perd ses dernières économies en pariant sur le numéro matricule d'Auschwitz où fut déportée sa génitrice, finit paralysé après une algarade avec des carabiniers italiens. L'un des articles consacrés à La Cuisine juive polonaise en 69 recettes, le best-seller de ce mythomane impuissant (tant sexuellement que littérairement) qu'est Robert Mehlman, le héros de Douleur fantôme, donne une idée de l'humour grinçant d'Arnon Grunberg : « Nous avions besoin d'un Mehlman pour comprendre que juifs et Allemands peuvent encore se rencontrer, dans la cuisine juive polonaise où le four est encore chaud. »

La vie de ce virtuose de la provocation tient du conte de fées cocasse. Renvoyé du lycée à 17 ans, auteur de pièces de théâtre, il fonde sa propre maison d'édition, Kasimir, spécialisée dans les livres allemands « non aryens ». Puis multiplie les boulots alimentaires après la faillite de celle-ci. Lundis bleus obtient le prix du premier roman néerlandais, Douleur fantôme le prix AKO, Goncourt des Pays-Bas. C'est alors qu'afin d'échapper aux étiquettes et à la célébrité il publie un autre roman sous pseudonyme : L'Histoire de ma calvitie, de Marek van der Jagt, immédiatement couronné par le prix du premier roman. Grunberg joue les Romain Gary/Emile Ajar, envoie à la presse la photo d'un ami... jusqu'à ce qu'un universitaire découvre la supercherie en comparant les textes via un programme informatique. Installé à New York, Grunberg nie, deux ans durant. Et finit par avouer.

Tours de passe-passe

Les textes parlent d'eux-mêmes. Et s'il faut aller jusqu'au bout de L'Histoire de ma calvitie pour comprendre le pourquoi de cette obsession de la tignasse touffue et de cette hantise du crâne lisse, Douleur fantôme se prête à quelques décryptages d'une oeuvre où un complexe digne de Portnoy voisine avec une réflexion sur la mémoire, l'identité, la mort du père, le nom du fils, la culture juive, et les tours de passe-passe que peut se permettre un écrivain (manipulation, schizophrénie, lâcheté, viol des tabous...). Grunberg va jusqu'à donner sa recette dans Douleur fantôme, rêvant d'un livre où les forces du bien triompheraient des forces du mal, d' « un hymne à la vie, alors même que l'auteur se refusait à fermer les yeux sur les horreurs du monde ».

Si les romans signés Grunberg font éclats d'un humour dérisoire et ravageur, l'ouvrage de Marek van der Jagt oscille entre le romantisme d'une quête sentimentale et le burlesque d'une éducation sexuelle.

Tiraillé entre un père cynique, ivre de réussite sociale, et une mère flamboyante, choisissant ses amants parmi les artistes ratés, le héros de L'Histoire de ma calvitie rêve de l'amour fou célébré par les surréalistes. Dragué par des femmes à perruque qui brouillent dans son esprit les images de la maman et de la putain, effaré par l'expérience d'un premier baiser cauchemardesque, ce jeune timide qui confond poésie et éjaculation, sperme et émotion, croit trouver sa Nadja en la personne d'une touriste luxembourgeoise qui, le jour fatal d'une tentative d'union biblique, lui fait prendre conscience qu'il a le pénis d'un nain. Drôle et émouvant, le récit de cet empoté, auquel la vue d'une femme nue fait remonter de son estomac le canard laqué récemment absorbé et qui conjugue le culte d'André Breton avec un traitement homéopathique aux effets désastreux, est aussi un jeu de rôle sur la pulsion de vie, l'écriture comme négation, slalom entre vérités et mensonges.