Arnon Grunberg
Le Temps,
2003-03-22
2003-03-22, Le Temps

Il était deux fois


Isabelle Rüf

C'est une histoire de double à la Gary/Ajar: en 1994, Les Lundis bleus (Plon, 1999) vaut à son jeune auteur, Arnon Grunberg, le prix du premier roman néerlandais. Quelques années plus tard, L'Histoire de ma calvitie (De Geschieddenis van mijn kaalheid) de Marek Van der Jagt reçoit la même distinction, au moment où paraît Douleur fantôme (Fantoompijn), un nouveau succès de Grunberg. Les critiques remarquent une parenté entre les deux auteurs mais c'est un linguiste soupçonneux qui fait éclater la supercherie en soumettant les textes à un programme de reconnaissance. En 2002, Arnon Grunberg finit par avouer cette "tentative d'évasion" de sa propre image, imaginée à la suite d'une crise "financière, émotionnelle, sexuelle, à tendance suicidaire", comme il l'explique dans un texte de 40 pages.

Suicidaire comme Romain Gary? Aussi compliqué que Fernando Pessoa, lui qui n'hésite pas à engager dans la presse une controverse entre Grunberg et Van der Jagt à propos de Proust? La parution simultanée en français des deux romans permet de déceler un indéniable air de famille. Ils se ressemblent par l'humour burlesque et désespéré et par une thématique commune: comment se débarrasser de ses parents et, plus largement, de l'héritage paralysant de la mémoire.

Dans Douleur fantôme, Mehlman, le narrateur, porte deux prénoms encombrants: Harpo Saül. Son père, un auteur en panne d'inspiration, l'a affublé du premier; sa mère, psychiatre dans un hôpital de jour, l'a chargé de l'autre. Dans la famille Marx, le père Mehlman assume plutôt la tendance Groucho. Parmi ses nombreux ouvrages, un seul a connu le succès: La Cuisine juive polonaise en 69 recettes/ Quand son fils le retrouve, au début du livre, il n'est plus "qu'un bouquet de roses resté trop longtemps sans eau dans son vase", pourtant encore capable de déchaîner pas mal de catastrophes. Pour faire patienter son éditeur, Mehlman a déjà livré ses Lettres à Harpo. Il ne retrouve toutefois pas la verve de 268e au Classement mondial, la réhabilitation de son propre père, tennisman malheureux. La partie centrale de Douleur fantôme est colonisée par un manuscrit autobiographique de ce géniteur envahissant: Le Tonneau vide et autres perles. Et Harpo dans tout ça? Il est "la réparation de quelque chose d'impossible à réparer".

C'est aussi le cas de Marek qui décrit, dans L'Histoire de ma calvitie, un roman familial guère plus gai et tout aussi burlesque. Cette fois, ce n'est plus l'Amérique mais la Hollande et la mère, plutôt que le père. Flamboyante, cyclothymique, elle exerce son pouvoir en tyrannisant sa famille et ses amants avant de sombrer dans des crises dépressives. Son fils tente de sortir de l'adolescence et d'échapper à cette famille de cinglés (le père, dans un autre registre, celui de la respectabilité, est également lourd à porter) tout en cherchant l'amour fou et en marchant à croupetons. Mais, persuadé de l'insuffisance de sa virilité, Marek a plus de mal à perdre sa virginité que ses cheveux. Il finira par se libérer de sa mère et par "se réconcilier avec sa propre absence". Désespérés, donc, et drôles, les deux avatars de ce jeune auteur, né en 1971.

L'auteur et son double sont présents au Salon du livre de Paris (21-26 mars).