Arnon Grunberg
Le Monde,
2007-11-16
2007-11-16, Le Monde

Arnon Grunberg : farce morale en terrain glissant


Nils C. Ahl

ll faut cacher comme un oeuf de Pâques ce qui fait souffrir ses parents, sinon on leur brise leur vie. Plus tard, il faut réduire la souffrance de son épouse, et ensuite celle de ses enfants, (...). Xavier se concentrait provisoirement sur la souffrance de ses parents et sur celle des juifs." Car Xavier voudrait être leur consolateur et combattre les ennemis de son bonheur.

Adolescent bâlois issu d'une famille qui compte un grand-père SS "spécialiste de la mise à mort", il n'a rien de juif mais veut le devenir pour se consacrer au peuple élu, si terriblement seul, isolé et détesté. "Pas de Messie, un Dieu qui se défilait, et ils étaient unanimement détestés, peut-être moins ouvertement qu'autrefois, de façon plus sournoise, dans les toilettes hommes des cafés, derrière des rideaux tirés, dans des réunions interdites à la presse, mais détestés quand même."

De la fréquentation innocente de la synagogue de Bâle au poste de premier ministre en Israël, Xavier se gorge de tout ce qui est juif - y compris le sexe circoncis de son amant - avec une gourmandise tellement candide qu'elle est suspecte, à la fois dégoûtante et belle.

EPOPÉE BURLESQUE

Dans ce roman d'Arnon Grunberg, écrivain né à Amsterdam en 1971, installé à New York depuis plus de dix ans, tout est à la fois beau et dégoûtant, mais également drôle et juste. Le Messie juif est le quatrième livre d'Arnon Grunberg traduit en français et édité sous son vrai nom - il a en effet publié sous le pseudonyme de Marek Van der Jagt. Comme dans son précédent roman, L'oiseau est malade (Actes Sud, 2006), la souffrance est au coeur du texte, souffrance des corps et souffrance de l'âme, objet d'une contemplation infinie - suspecte, fuyante et parfois impénétrable.

Dans L'oiseau est malade, cependant, cette impénétrabilité n'était pas aussi morale qu'elle l'est dans Le Messie juif. Grunberg s'amuse à tirer les fils de la caricature avec un plaisir évident, trouvant parfois sous ses doigts les grosses ficelles de l'épopée burlesque et jouant sans fausse pudeur avec les protagonistes de sa farce. Tout ce qui participe du jeu de la cruauté constitue un ensemble de justifications, de détours logiques et d'hypocrisies, qui ressemble fort à une patinoire morale - sur laquelle son personnage, Xavier Radek, est le seul à glisser avec un certain talent. Ce qui ne l'empêche pas de se casser la figure. Ainsi de ses vraies fausses amours et de sa tentative catastrophique et castratrice de se faire circoncire : il lui en coûtera un testicule bleui par une infection postopératoire.

L'ablation de ce testicule est le moment de basculement du livre - quand l'obsession "privée" de Xavier devient publique et médiatique. Il en découle une série de tableaux peints par Xavier, comme le "portrait de (sa) mère au testicule", qui participe d'une seconde nature du texte, tout aussi glissante que la première : le burlesque. Car aux côtés de la morale suspecte chemine une ironie candide et superbe. La vie symbolique prend le pas sur la vie ordinaire - à moins que ce soit une forme si désespérément médiocre et matérielle de la vie qu'elle en devient poétique et surréelle. L'ironie tragique du père de Xavier, grand amateur de salons de massage, est ainsi de mourir une heure avant son premier rendez-vous avec un masseur transsexuel.

A l'évidence, Le Messie juif est une épopée comme Rabelais pouvait en faire. Parce que le burlesque et le farfelu sont des voies détournées pour atteindre au sublime ou à l'héroïsme. La (grosse) ficelle qui fait de Xavier le premier ministre d'Israël est du même chanvre que celle qui fait de Charlot un chercheur d'or, un milliardaire, un clochard ou un dictateur. L'or de Xavier, c'est le juif - voilà tout -, et il le trouve. Comme chez Chaplin, l'obsession est avant tout sexuelle - son sexe, dont il redoute la disparition à l'improviste. Le désir et la comédie naissent du tableau déséquilibré des personnages, de la pente forcément glissante de sa ligne d'horizon qui les fera tomber cul par-dessus tête. En un instant, une scène figée et réaliste se transforme en cinéma frénétique de la chute et de l'incompréhension. L'art de Grunberg, c'est justement d'en avoir fait un livre.