Arnon Grunberg
Le Magazine Littéraire,
2009-10-01
2009-10-01, Le Magazine Littéraire

"Diparaître n'est pas le contraire d'exister"



(intégral)

La prise de conscience qui provoque la dissipation d’un mensonge peut-elle s’avérer plus nocive que le mensonge lui-même ? Romancier imprégné de philosophie, le jeune Néerlandais Arnon Grunberg met en scène le dépouillement de Hofmeester, Amstellodamois vieillissant qui, ayant perdu ses économies, son travail, et ses illusions sur sa vie, accède à une forme de lucidité mortifère quand sa fille aimée lui annonce son départ avec un sosie du terroriste Mohammed Atta… Conséquence du matérialisme dominant, la plupart des gens se définissent à travers ce qu’ils possèdent. Or, vous décrivez Hofmeester à travers ce qu’il a perdu. Vouliez-vous montrer l’être humain nu ? Toute possession peut se définir comme une perte potentielle. Je ne suis pas opposé au concept de propriété, bien au contraire. Mais le risque de perdre ce que l’on a peut devenir une obsession. Pour beaucoup, c’est d’ailleurs la grande obsession puisque quand je parle de possession, j’inclus la possession de notre propre vie, et l’idée qu’on la perdra un jour. Hofmeester a tout perdu, sauf sa vie et sa fille. On pourrait croire que, dépouillé de tout, il connaîtrait une forme de liberté, mais c’est exactement le contraire. Aussi n’ai-je pas voulu montrer un homme nu ; plutôt un homme incapable d’abandonner ses obsessions. Par ailleurs, oui, je crois que nos pertes nous définissent mieux que nos possessions.

Selon Schopenhauer et son concept de « vouloir-vivre », le but de tout être est d’abord d’exister. A l’inverse, l’ambition de Hoffmeester est de disparaître. Avez-vous tenté de montrer combien une telle ambition était irréaliste ? Et bien, si vous hésitez à vous suicider, vous pouvez vous demander d’abord s’il est vraiment possible de disparaître en ce monde. Peut-être l’ambition de disparaître est-elle le côté pile du rêve américain, selon lequel l’homme peut toujours se réinventer. Car disparaître n’est pas le contraire d’exister. Disparaître, c’est exister selon ses propres conditions. Mais cela conduit souvent au désastre – du moins si l’on considère comme un désastre la perte d’une vie. Le film Sans toit ni loi, d’Agnès Varda, illustre magnifiquement l’idée que l’acte de disparaître mène tôt ou tard à la destruction.

Hofmeester est issu d’une histoire particulière, puisque ses parents ont répudié leur judaïsme. Un psychanalyste y verrait un point essentiel, mais l’est-il à vos yeux ? En effet, pour moi, Hofmeester est le produit d’une tentative d’assimilation extrême et ratée. Son désir suprême est d’être comme les autres. Et être comme les autres, dans nos sociétés, signifie être meilleur que beaucoup d’autres « autres ». Mais j’aurais pu le doter d’une famille musulmane répudiant radicalement ses croyances et héritages. Pour moi, ce qui est essentiel, dans l’histoire des parents de Hofmeester, c’est que répudier sa propre histoire renvoie à une certaine forme de haine de soi. Je ne dis pas cela d’un point de vue moral. J’estime sain d’éprouver une certaine dose de haine de soi. De même l’assimilation, en général, m’apparaît comme un mouvement positif et libérateur. Mais on peut aller trop loin…

Hofmeester apparaît à la fois comme un personnage étriqué touchant au terme d’une existence tranquille, et la victime d’une lucidité tardive, qui lui fait comprendre que sa vie s’est résumée à endosser divers rôles. Or on peut quitter un rôle. Cependant, Jorgen échoue à disparaître. Pourquoi ? Parce qu’une part de sa vie était tout de même vraie ? Celle qui le relie à sa fille Tirza ? Et est-ce parce que Kaisa, la jeune namibienne, le renvoie à Tirza qu’elle l’empêche de disparaître ? Il est intrigant de se demander pourquoi Hofmeester ne supporte plus le mensonge qu’est devenu son existence. On pourrait croire que son désir de vérité le rendrait plus moral, or il accroît au contraire son immoralité. Désirer la vérité peut-être dangereux. Kaisa est, a mon sens, le salut de Hofmeester, puisqu’elle l’empêche de disparaître pour toujours. Je ne suis pas sûr qu’il voie sa fille en elle. Cependant, il est difficile d’ignorer les besoins émotionnels d’un enfant se trouvant dans votre environnement immédiat. Certaines personnes ont ce même genre de sentiment pour les chiens. Hofmeester est attiré par l’innocence de Kaisa. Assez ironique, puisqu’elle vend sa compagnie, son corps…

Hofmeester n’a pas seulement joué des rôles dans sa vie, mais aussi, tout à fait consciemment, dans les mises en scènes érotiques avec lesquelles il égayait sa vie conjugale. Or, durant ces mises en scène, il incarnait « la bête ». Le vrai Hofmeester est-il cette « bête », comme semble montrer la fin du livre ? Voyez-vous l’homme comme une bête cachée derrière des conventions sociales, et des mensonges civilisés? Non. Certes, dans des circonstances extrêmes, beaucoup de gens abandonneront les conventions afin de survivre. Mais je ne crois pas à ce cliché sentimental affirmant qu’un monstre veille derrière chaque citoyen ! Les gens sont des machines à survivre, prêts à beaucoup pour y parvenir, mais on peut difficilement le leur reprocher, et ce n’est pas là la bête dont parle mon livre. Hofmeester, lui, n’est pas doué pour survivre. Il contrôle sa jalousie, ses sentiments d’infériorité et d’insécurité. Mais le sexe ? Le sexe est-il jamais civilisé ? J’en doute. Les fantasmes avec lesquels nous maintenons nos vies sexuelles vivantes sont probablement très peu civilisés, et nous renvoient à la bête dont je parle. Mais il existe une heureuse distinction entre fantasme et réalité. Dans le cas de Hofmeester, cette frontière se brouille.

La description de la vie d’Hofmeester en termes de théâtre semble renvoyer à Sartre. Avez-vous lu La Nausée ? J’ai bien lu Sartre. Cependant, il me semble que le personnage de La Nausée se domine bien davantage que Hofmeester. Il perd contrôle et lutte contre cette perte, peut-être davantage qu’il n’a lutté contre les autres pertes. Aussi, je ne vois pas Hofmeester comme un personnage sartrien, mais je ne récuse pas cette interprétation si elle vient au lecteur. La fin, très inattendue, révèle que votre livre cachait aussi un thriller. Mais ses indices –qui ne concernent pas que la disparition de Tirza- ne le rattachent-ils pas encore davantage à la littérature policière ? J’ai toujours cru que j’étais incapable d’écrire un texte policier. C’est venu très naturellement. Cette partie du livre est apparue quand je me suis demandé comment se comporterait Hofmeester après la disparition de Tirza. Comme il n’est pas stupide, il chercherait à couvrir le meurtre…