Arnon Grunberg
Courrier International,
2004-12-02
2004-12-02, Courrier International

Une Réflexion sur la cruauté du monde; L’homme qui se prenait pour le Messie


Pieter Steinz

Xavier Radek n’a qu’une idée en tête : consoler les Juifs. A cet effet, il entreprend de traduire Mein Kampf en yiddish, avant de se hisser à la tête de l’Etat d’Israël. Le dernier roman provocateur d’Arnon Grunberg.

Hanté par la souffrance du monde, Xavier Radek s’est autoproclamé “consolateur des Juifs”. Le jeune homme a eu une enfance malheureuse, entre un père absent et mort jeune et une mère frustrée par sa vie sexuelle minable et son antisémitisme sublimé. Dans un roman psychologique, cela suffirait à expliquer pourquoi le personnage principal se trace un avenir aussi étrange. Dans De Joodse Messias* [Le Messie juif], le nouveau roman d’Arnon Grunberg, il est seulement dit que Xavier “était différent des autres. Appelé. Elu. Stigmatisé”. C’est par curiosité (et non parce qu’il est un adolescent rebelle, comme le pensent ses parents) qu’il se met à fréquenter une synagogue à l’âge de 14 ans, puis qu’il s’adonne quelques années plus tard à la natation avec un groupe de jeunes sionistes. A la lumière des faits d’armes de son grand-père, qui était SS, il se considère comme “le paradoxe de l’Histoire”. Mais on peut aussi penser qu’il est hanté par l’esprit des lieux : c’est en effet à Bâle, la ville où habite Xavier, que Theodor Herzl organisa en 1896 le premier Congrès sioniste.
Dans De Joodse Messias, comme dans la plupart des livres d’Arnon Grunberg, l’intrigue est secondaire. Il s’agit d’un roman picaresque, animé par l’ambition de Xavier de faire partie (en tant que goy) du peuple élu et de le consoler du mieux qu’il peut. Après sa période “natation avec les sionistes”, il entreprend d’écrire “le grand roman yiddish”, car “qu’est-ce qui peut mieux consoler qu’un roman dans une langue dont tout le monde dit qu’elle est en train de mourir ?” Lorsqu’il s’aperçoit que le grand roman yiddish a déjà été écrit, notamment par Vous-savez-qui – nom donné dans tout le roman à Adolf Hitler –, Xavier décide qu’il n’a plus qu’à traduire Mein Kampf en yiddish, une tâche à laquelle il consacrera tout son temps libre, d’autant qu’il doit d’abord apprendre le yiddish.
Le style est la qualité majeure de Grunberg. Son ADN littéraire transparaît dans chaque paragraphe qu’il écrit. (Cela a même été prouvé scientifiquement puisqu’un logiciel italien a permis de conclure, sur la base de comparaisons objectives de textes, que L’Histoire de ma calvitie, publié sous le nom de Marek Van der Jagt, était en fait un roman de lui). En revanche, il y a souvent quelque chose qui cloche dans la construction. On avait déjà pu le constater avec Lundis bleus : après cent vingt pages sublimes, le livre s’enlisait dans la description monotone de la vie d’un homme fréquentant les prostituées. Et même dans le meilleur roman de Grunberg, De Asielzoeker [Le demandeur d’asile, voir CI n° 662, du 10 juillet 2003], il y a des passages qui viennent interrompre le fil de l’histoire et entraînent un relâchement de l’attention.
Composé d’un habile enchaînement de scènes tragi-comiques, comme dans les meilleures œuvres de Grunberg/Van der Jagt, De Joodse Messias présente lui aussi un défaut : les derniers chapitres introduisent une rupture de rythme par rapport au reste du livre, puisque y sont résumés en moins de soixante pages (un peu plus du dixième du total) le reste de la vie de Xavier et sa carrière en Israël. [Il accède au poste de Premier ministre avant de déclencher une guerre nucléaire à l’échelle de la planète.] Même si ces chapitres se lisent facilement et ne sont pas moins drôles que le reste, je n’ai pas pu me défaire de l’impression que l’écrivain enclenchait la sixième vitesse parce qu’il ne savait pas très bien comment conclure. L’apocalypse sur laquelle se clôt le livre tient d’ailleurs beaucoup du deus ex machina.
Mais un livre n’existe pas uniquement par son intrigue et son dénouement. Le “grand roman yiddish” de Grunberg est bien plus qu’une variation sur le vieux thème du jeune homme qui pense être le Messie : c’est un festin de belles formules et de plaisanteries macabres ; une façon de régler ses comptes avec les précautions dont on s’entoure aux Pays-Bas pour parler des Juifs et du passé juif ; et, surtout, une vision de cauchemar sur la cruauté du monde et la solitude de l’homme moderne. A tous les points de vue, De Joodse Messias est une synthèse des romans d’Arnon Grunberg (avec tout ce qu’ils ont de grosse farce tragique) et de Marek Van der Jagt (avec, dans le rôle principal, ces pervers qui veulent améliorer le monde). Il n’a cependant rien de divertissant, en dépit de l’humour avec lequel sont servies les atrocités.