Arnon Grunberg
Mediapart,
2009-11-24
2009-11-24, Mediapart

Z'avez pas lu Tirza ?


Christine Marcandier-Bry

Amsterdam, été 2005, « dans la partie sélecte de la Van Eeghenstraat ». Jörgen Hofmeester découpe du thon dans sa cuisine. Il prépare une fête pour Tirza, sa fille, une fête qui doit couronner la fin de ses études secondaires, atténuer le choc du départ de la jeune fille pour plusieurs mois en Afrique, et prouver à tous combien Hofmeester a su élever seul ses filles après le départ de « l'épouse », trois ans plus tôt.
Partir-Revenir Au moment de cette fête, Hofmeester est en plein désarroi : l'épouse vient de revenir et Tirza se prépare à lui présenter son ami, Chouckri, avec lequel elle part en Namibie. Tirza a beau être le personnage éponyme du roman, elle n'apparaitra qu'en creux, à distance, à travers les yeux, les réflexions et les actes de son père, sur lequel le roman se concentre, miroir à la fois fidèle et déformant, un père qui « ne savait pas quoi dire à propos de Tirza, ce qu'il avait envie de dire à propos de Tirza ».

La structure du roman est signifiante : le lecteur entre dans la conscience torturée de Hofmeester, subit, de plein fouet, ses pensées, ses interrogations sans réponse, son néant existentiel, ses obsessions normatives, son caractère détestable et malsain. Mais le récit n'est pas construit en « je », c'est un « il » que nous donne à lire Arnon Grunberg, mis à distance, étrange et intime, déstabilisant. Un personnage reflet, figure, incapable de trouver sa place, miroir et repoussoir de nos misères, perdu dans l'immense jeu de rôle qu'est sa vie. Hofmeester et son « sourire de la fiction traduite ».

Freaks.

Arnon Grunberg est un jeune auteur néerlandais, né en 1971. Il a quitté Amsterdam pour New York et trouve, sans doute, dans cet écart qui n'est pas forcément un exil, la distance nécessaire pour poser un regard critique sur son pays, ses conventions, et au-delà d'Amsterdam, sur l'ensemble du monde occidental et son ethnocentrisme : Hofmeester se considère d'ailleurs lui-même comme l'incarnation de « la maladie de la classe moyenne blanche ».

Les personnages de ses précédents romans, signés de son nom ou sous le pseudonyme de Marek van der Jagt, étaient déjà complètement barrés. Son œuvre, traduite dans le monde entier, est une galerie de pathologies, entre cynisme, absurdité et ironie, des romans tout ensemble drôles et désespérants, d'autant plus acides que chacun des personnages de Grunberg cultive une apparence parfaite de normalité et que le burlesque décapant de l'auteur n'offre aucune issue de secours au lecteur : comment réagir à ses textes ? par un rire, parfois, un rictus, le plus souvent, un profond sentiment de malaise, aussi épais que le roman est magistral.
Rien ne vient sauver qui que ce soit, ni les personnages, ni les lecteurs, pris dans les filets de cette ironie tragique, de cet univers à la fois incongru et si terriblement familier, intime. Est-il raisonnable, aujourd'hui, d'espérer quoi que ce soit ? Quel sens donner aux destinées individuelles comme collectives ? Arnon Grunberg creuse, en virtuose et provocateur, des questions obsessionnelles, par le biais de personnages eux-mêmes obsédés.

Per(t)e.

Jörgen Hofmeester est le dernier avatar de cette galerie de cas, englué dans une « angoisse de la perte », le roman prenant la forme d'un dépouillement progressif : sa femme est partie trois ans plus tôt rejoindre un amour de jeunesse sur une péniche, sa fille aînée, Ibi, a quitté les Pays-Bas pour la France, elle tient une auberge de jeunesse avec son mari, français « de couleur ». Jörgen lui-même, éditeur de fiction étrangère, est mis à pied, trop vieux pour être licencié, il est payé à ne rien faire et passe ses journées à Schiphol, retrouvant une routine, faisant des signes à des inconnus pour justifier sa présence dans l'aéroport... Ne lui restent que sa benjamine, Tirza, pour peu de temps puisqu'elle va partir pour l'Afrique, son statut si particulier de père « amoureux de la femme qui était sa fille », sa vie encombrante (son locataire, le souvenir cuisant d'un hedge fund supposé lui apporter une indépendance financière qui s'est effondré en même temps que le Word Trade Center, le fiancé de sa fille qui ressemble à s'y méprendre à Mohammed Atta, incarnation du cauchemar, de la « malédiction » familiale), « l'épouse » revenue parce qu'elle ne savait plus où aller, son adresse prestigieuse en plein cœur d'Amsterdam :

« Dans un beau quartier. C'était indispensable pour Hofmeester. Des ambitions devaient d'une façon ou d'une autre se concrétiser. La plupart du temps, le tout aboutissait à une adresse. Un certain fanatisme s'emparait de lui quand il mentionnait le nom de sa rie. Comme si son identité, tout ce qu'il était et ce qu'il représentait, se résumait à un nom de rue, le numéro de sa maison et un code postal. Plus encore que le nom de Hofmeester, plus encore que sa profession ou le titre de docteur qu'il plaçait parfois devant son nom sans trahir la vérité, son code postal révélait qui il était et qui il voulait être. »

Tout se défait. La perte définit le rapport d'Hofmeester à l'existence, à lui-même, « il regretterait son code postal, l'impression que produit son adresse sur certaines personnes. La suggestion de réussite qui y est attachée. L'odeur du succès. Maintenant que sa fille cadette va partir en Afrique, il doit lui aussi se détacher de son code postal. (...) A qui devra-t-il encore en imposer ? »

L'Etre et le néant.

Grunberg nous fait suivre sur plus de 400 pages un « héros » dépressif, détestable, malsain. Hofmeester voudrait être convenable, « passable », se fondre dans la norme, toujours être « sous contrôle ». Il éprouve une peur panique du qu'en dira-t-on, du regard porté sur lui, vit en secret son abjection de soi, ses déviances sexuelles, ses pulsions violentes, ses petites misères quotidiennes. Tant qu'il reste, en apparence, le père de famille, qui fait du tiramisu tous les mercredis, le père de Tirza, « la reine du soleil », qu'importe ?

« Correct, c'est à cela que se résumait toute morale pour Hofmeester. S'il pouvait invoquer un quelconque argument pour sa défense, c'est qu'il avait été correct ».

Il est pour autant perdu, « presque mort. Et quelle est la différence entre presque mort et complètement mort ? ». Il voudrait disparaître, entre dans le compte à rebours d'une catastrophe annoncée.

« Il y a tant de choses qu'il ne comprend pas. De plus en plus ». Comment sa femme a-t-elle pu le quitter pour vivre sur une péniche, « il ne pouvait pas concevoir qu'elle était prête à troquer cette adresse pour une adresse d'une valeur tellement inférieure, tellement plus banale, tellement plus insignifiante », comment ses filles peuvent-elles aimer des hommes de couleur ?

« Même le père le plus lunatique, le plus progressiste dirait : ʺMa fille peut sortir avec qui elle veut, un Noir, un junkie, pourquoi pas, un Vietnamien aussi pendant qu'on y est, mais pas un terroristeʺ ».

Il se réfugie dans les détails absurdes, les repères quotidiens : se nourrir non parce que l'on a faim mais « parce que c'est l'heure de manger », et, une fois parti pour l'Afrique à la recherche de Tirza, respecter les convenances, les règles de politesse alors même qu'il est accompagné d'une gamine de neuf ans, Kaisa, prête à tout pour survivre. « Do you want compagny, Sir ? ». Qui est Jörgen Hofmeester ? Le sait-il lui-même ?

Afrique Adieu.

Le récit se charge de le lui révéler, un court-circuit se produit dans cette existence absurdement réglée : Tirza disparaît, son père part à son tour pour la Namibie, avec son cartable, un manuscrit et la photo de sa fille. Change-t-il pour autant ? Non. « Les gens ne changent pas vraiment. Ils trouvent un autre cadre pour les obsessions ». Suivi comme une ombre par Kaisa, Hofmeester monologue et livre les clés de son histoire, et c'est glauque, terrifiant, absolument abominable...

Hofmeester nie sa propre histoire, comme ses parents l'ont fait avant lui. Il voudrait contrôler la destinée de ses proches, comme il met sous une cloche de verre ses sentiments, ses larmes, l'amour. « Les sentiments, c'est un mot auquel il s'arrête un instant comme s'il s'agissait d'une attraction au bord de la route ».

Nausées.

Hofmeester s'inscrit dans la lignée de Sartre, de la nausée, d'un sentiment de l'absurde qui mène à la haine de soi. Un Sartre ironiquement cité à maintes reprises, comme une clé de lecture trop simple, offerte :

« Il n'avait jamais cru que l'enfer, c'étaient les autres. Il avait trouvé curieux que cette citation de Sartre soit justement la plus connue. On pouvait trouver d'autres citations de Sartre, bien meilleures et plus intéressantes, moins cyniques, moins sombres, moins solidaires ».

« L'enfer n'était pas les autres. L'enfer c'était lui-même. L'enfer était profondément ancré en lui. Ancré, caché et invisible, mais bien vivant et chaud. Brûlant ».

D'ailleurs, Hofmeester n'a pas seulement la nausée, il transpire et vomit.

La vie de Hofmeester s'est construite sur des mensonges, des non dits, de petits arrangements avec le monde et soi-même, des mesquineries et la bêtise ordinaire. Et des répétitions. Certaines en apparences insignifiantes, comme le fait de boire du Gewurztraminer italien, à Amsterdam comme en Namibie, d'autres plus suspectes, tailler les branches qui dépassent, quelles qu'elles soient, ou cette double scène de scénario originel inversée, Hofmeester découvrant chacune de ses deux filles, à des années d'écart, en train « de se faire mettre » sur une table familiale. Hofmeester voudrait oublier son passé, ces « moments dont il ne veut plus rien savoir », ces « choses qu'il a essayé d'effacer de sa mémoire ». Mais il ne peut vivre au passé (re)composé, l'histoire fera retour, avec une violence inouïe, en un fait-divers sordide.

Tirza est un roman profondément dérangeant, décapant, cynique. La brillante autopsie d'un désastre et d'un monstre. Tendu jusqu'à sa dernière ligne, d'une violence terrible et sourde qui éclate dans les dernières pages venant soudain éclairer les conflits, les expliciter, et donner un sens au titre du roman comme à son épigraphe :

« Un couple est une conspiration à la recherche d'un crime. Le sexe est souvent ce qu'ils peuvent obtenir de plus approchant » (Adam Philipps).